« L’opium du peuple »
Le texte de Marx sur lequel je me propose de réfléchir aujourd’hui est le suivant : « La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple ». Traduction de Maximilien Rubel, pour la Pléiade-Gallimard
De ceci, la postérité a surtout retenu la dernière phrase : « La religion est l’opium du peuple ». Il s’agit là d’une réduction regrettable qui transforme une pensée en une formule et même en un mot d’ordre. Il convient donc de relire ce court extrait de l’introduction à la Critique de la philosophie politique de Hegel —texte rédigé en 1843— non sous sa forme excessivement tronquée, mais dans la cohérence de l’alinéa cité.
Que signifient ensemble ces trois phrases, que nous apprennent-elles de la conception marxienne de la religion, et quelles interprétations susceptibles de nous livrer plus généralement l’essence du religieux pouvons-nous en proposer ?
1. Préalable méthodologique
Mais d’abord, avons-nous le droit de distinguer la signification de ces phrases des interprétations que nous pouvons en faire ? Donner la signification n’est-ce pas déjà proposer une interprétation ? Il est au moins deux théoriciens pour les pensées desquels il semble légitime de distinguer signification et interprétation : il s’agit de Marx et Freud.
En effet, la philosophie, dans ses productions, peut se représenter comme étant organisée en deux grandes familles. Le groupe des philosophes dits « idéalistes », et celui qui rassemblerait les philosophes dits « empiristes ». Les idéalistes prennent comme point de départ à la construction de leurs systèmes la pensée même : elle est le premier fait constatable et toute chose pensée se soumet à l’ordre de l’entendement pour pouvoir être pensée. Les empiristes posent eux, comme présupposé, que la réalité est un donné à partir duquel, ensuite seulement s’élabore une pensée. Les deux types de philosophes construisent alors des théories de la connaissance nécessairement différentes puisque dans un cas la raison confère aux idées, aux essences, aux concepts ou aux notions la substantialité de ce qui est par opposition au monde sensible qui ne serait qu’une succession d’apparences, tandis que les empiristes inversent les termes, et n’accordent aux idées qu’une valeur de généralisation puisque seuls les sens nous livreraient la réalité du monde.
Les premiers tiennent que la raison est le fondement de la connaissance, le principe un et universel qui en assure la possibilité comme Dieu est pour le croyant principe de vérité. Les seconds tiennent que la raison elle-même est engendrée à la suite d’un processus biologique et culturel, et que toute connaissance n’est que probable. Dieu fait alors l’objet d’une croyance raisonnable, et son existence ne se prouve ni par la raison ni par la foi. En ce qui concerne ces deux familles de philosophes, dégager la signification d’un de leurs textes, c’est l’interpréter, l’actualiser ou encore faire de la philosophie.
Or, ni Marx ni Freud ne sont classables dans l’une ou l’autre famille. Leur point de départ ne tient pas en l’affirmation d’un présupposé, mais dans une posture : celle d’un esprit qui veut donner d’une réalité une explication « scientifique ». Marx veut faire une analyse scientifique du travail humain comme Freud fera une analyse scientifique de la névrose. Ils déterminent l’un et l’autre un « objet » et tentent de le modéliser, tel qu’il apparaît dans son processus même de production. Ni idéalistes, ni empiristes, ils développent deux philosophies matérialistes. Dans ce cas, il y a bien ce qu’ils ont signifié concernant cette réalité qu’ils expliquaient, mais il y a aussi les « effets » dans le discours et la représentation qui, eux, s’offrent à l’interprétation parce que ce sont des effets de portée générale, métaphysique. Ainsi, les effets de la compréhension de la névrose, chez Freud, opèrent comme une théorie de la civilisation, et les effets de la compréhension du travail humain ouvrent chez Marx une théorie de l’Histoire, donc du devenir des hommes.
Or cette distinction entre signification et interprétation, nous pouvons la penser à partir des deux questions que Marx pose à la religion. La première question est : « Qu’est-ce qu’une question religieuse ? »[1] et il y répond dans La Sainte Famille, au chapitre 6 de la troisième partie. La seconde question, qui ouvre la voie de l’interprétation, est « Comment se fait-il que les hommes se soient mis dans la tête ces illusions ? » À cette question, il répond dans l’Idéologie allemande[2]
2. Qu’est-ce qu’une question religieuse ?
Marx répond : « …C’est une question sociale ». Le théologien, jugeant sur les apparences, dirait que c’est une question qui concerne la religion ; or, elle concerne bien autre chose. La misère religieuse « est l’expression de la misère sociale »
La religion est « l’archétype de l’idéologie », et il faut comprendre ce concept pour comprendre ce qu’elle est. Au XVIII, quand il se forme avec Destutt de Tracy et Condillac, il signifie seulement une « science des idées ». On étudie la genèse des idées afin de comprendre comment elles naissent de la sensation. C’est Marx qui donne à ce concept toute sa puissance opératoire. Il l’explique par le fait que les pratiques sociales, dans des structures sociales et des modes de production déterminés, produisent des représentations.
Point de départ : L’homme étant un être de besoin, sa première activité n’est pas la sexualité mais le travail. L’essence de l’homme réside dans cette activité vitale. À la différence de l’animal qui ne produit que lui-même, l’homme produit toute la nature. Il est comme l’animal un être de besoin mais à sa différence, il les multiplie en les satisfaisant : « Par le travail, l’homme se recrée réellement, activement. » Le caractère social de l’homme vient de ce qu’il ne peut reproduire son existence qu’en travaillant. Le travail est la notion synthétique qui unit la nature et la culture. C’est bien lui qui fonde la société.
Dans l’histoire, c’est la manière dont l’homme travaille qui explique la forme prise par les sociétés. Le besoin suscite le travail, celui-ci exige l’outil et la division des tâches —la première division étant celle fondée sur le sexe : hommes/femmes.
Les économies liées à des formes techniques primitives sont des économies du troc : M-M. Quand les techniques sont assez évoluées pour permettre la différenciation entre le technicien et le producteur, le troc se complique en économie marchande : M-A-M. Le processus est le même, il s'agit d’échanger deux marchandises, mais un intermédiaire apparaît — l’argent. Toute marchandise a 2 valeurs : valeur d’usage et valeur d’échange. Le pain a grande valeur d’usage, non d’échange, le diamant a grande valeur d’échange, non d’usage. La valeur d’échange est autonome par rapport à l’usage, et l’argent en réalise la mesure : il en est l’équivalent objectif. Cette autonomie de l’argent prépare l’avènement du capital.
Plus l’autonomie s’affirme, plus la nature et la cohérence du capital s’affirment.
La question est de comprendre ce qui constitue la valeur d’échange d’une marchandise. Elle est, dit Marx, une quantité matérialisée du temps de travail. Dans l’échange immédiat, le travail immédiat d’un individu est réalisé dans une partie ou dans le tout du produit particulier et son caractère social se manifeste par l’échange. Pourtant, dans les faits, les formes de divisions du travail accentuent les inégalités entre les hommes, les uns dominant et exploitant les autres. La division du travail porte en elle le germe de la limite de l’échange : la formation de la richesse contre la vie —ce qui est le noyau de la société capitaliste.
La forme de l’économie capitaliste est A - M - M’- A +. Sa caractéristique tient à ce que l’argent se maintient dans la circulation ; il ne disparaît pas dans la marchandise comme dans l’économie marchande. Il est en même temps argent et marchandise (totalité des marchandises). La valeur d’échange ne se résout pas, mais se perpétue dans la circulation alors que dans l’économie marchande elle traversait le processus avant de redevenir marchandise : elle était bien temps de travail matérialisé, désormais elle forme à son tour le point de départ de la circulation : A-M-A+.
Or, en même temps que se modifient le travail, les techniques et les formes sociales, se modifie la conscience des hommes. La réalité sociale produit des apparences qui sont bien plus que des illusions sans consistance. Elles sont les modalités de la conscience. Les apparences ont une réalité et la réalité comporte des apparences. Ainsi, la production marchande s’entoure d’apparences. « Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Or c’est une chose très complexe et, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques ».[3]
Elle a un caractère mystique : elle existe par les êtres humains et pourtant en dehors d’eux, elle pèse sur leurs rapports : pouvoir de l’argent et du capital impliqué par cette marchandise. L’argent dispose des êtres humains. Il en représente la vertu : immoralité du pauvre, peur du pauvre pour le bourgeois. Identification entre argent et mérite, argent et liberté : ainsi, qu’importe la manière de vivre, la religion et la morale de celui qui a de l’argent ? Elles sont nécessairement aussi bonnes que l’argent dont il se définit.
C’est Raymond Aron qui citait comme modèle de l’économie libérale le proverbe : « Tout caporal a dans sa giberne le bâton de maréchal ». Réussir est la marque du courage individuel. Le courage étant inégalement réparti, explique la différence de fortune des gens. C’est ainsi que prendre la propriété d’autrui est une double faute. D’abord parce qu’on porte atteinte à sa personne, à sa valeur propre, ensuite parce qu’on fait de l’argent une valeur supérieure à l’âme. « Il est difficile au riche d’entrer dans le royaume des Cieux ». Celui qui n’a pas d’argent a tort de toutes les façons. Il a tort parce qu’il n’en a pas et il a tort s’il en veut.
Expression de la détresse, la religion est aussi une « protestation » contre cette détresse. Elle se donne un idéal de justice, d’amour, de pardon, et de récompense, là où l’homme ne connaît réellement que l’injustice, le préjudice et la souffrance. Elle inverse les formes réelles, et elle établit un grand système de compensations, mais un système imaginaire, hallucinatoire. Elle est une illusion : « opium ».
Pour autant, l’illusion est une « réalité » :elle est l’effectivité de la conscience des hommes. La magie peut produire des illusions, il n’en reste pas moins qu’il y a des procédés réels qui induisent ces effets magiques. De même, l’illusion religieuse est le produit du réel ; elle en est un reflet inversé. La conscience des hommes se développe sur le mode de l’illusion. La religion est une théorie générale du monde ; elle est une « réalisation fantastique de l’essence humaine ».
Si la réalité de la religion réside en dehors de la religion, dans le monde social, alors c’est la critique de ce monde qui supprimera l’illusion religieuse. Marx écrit « Lutter contre la religion, c’est lutter contre ce monde », puisque c’est la situation même de l’homme dans le monde qui suscite son besoin religieux.. « Cœur d’un monde sans cœur, âme d’un monde sans âme » la religion rend à l’homme son essence que nie le développement inexorable du capital. Mais le capital lui extorque réellement son essence quand la religion la lui rend imaginairement.
Tous les rapports religieux sont à l’origine des rapports réels. Il suffit d’éclairer les gens sur la misère matérielle et sur ses causes pour que disparaisse la religiosité.
3. « Comment se fait-il que les hommes se soient mis dans la tête ces illusions ? »
Première interprétation :
Cette illusion s’est développée par, dans et avec l’histoire. La conscience religieuse n’est pas un être autonome, et la religion est « une économie politique céleste »[4] Le passage du catholicisme romain à la religion réformée marque la suppression de la servitude, le début de la société industrielle et la fin de la paysannerie comme classe pléthorique. Marx écrit « Luther a vaincu la servitude par la dévotion, mais il lui a substitué la servitude par la conviction… il a brisé la foi en l’autorité en lui substituant l’autorité de la foi. Il a transformé les prêtres en laïques parce qu’il a transformé les laïques en prêtres » [5]Autrement dit, il a substitué à la servitude du paysan, croyant naïf soumis à l’autorité de l’Église et des aristocrates de droit divin celle du bourgeois qui a intériorisé les commandements de la foi et veut l’ordre économique tel qu’il se développe dans des modes de production capitalistes. Luther a libéré l’homme de la religiosité extérieure, parce qu’il a fait de la religiosité l’essence de l’homme. Ainsi il a radicalisé les choses.
Pourquoi la forme de la religion plutôt qu’autre chose ? Parce que « l’homme est tout entier dans ses passions… le mobile principal de la nature comme de la société, c’est l’attraction magique, passionnelle, exempte de réflexion »[6] Contre la manie allemande et hégélienne de poser dans l’absolu l’acte de penser, Marx propose la lecture fouriériste française. Cette première interprétation vaut pour la période feuerbachienne de la réflexion de Marx.
Il la répète dans sa critique de la philosophie du droit de Hegel quand il affirme la supériorité humaine de la société marchande comparée à la société capitaliste. Il écrit :«Comparée à la stupidité grossière d’une propriété privée autonome, l’insécurité du commerce est élégiaque, la soif du profit est pathétique, les aléas de la richesse sont une fatalité sévère, en un mot, dans toutes ces qualités le cœur humain palpite à travers la propriété ; c’est un lien qui rend l’homme dépendant de l’homme »[7] Pour Marx la pire des aliénations est celle non du conflit entre les hommes, mais celle de l’indifférence productrice de bonne conscience. Dans l’accomplissement objectif de la propriété, par l’avènement de la société tranquillement capitaliste, on considère que mon intérêt substantiel et particulier est contenu et conservé dans le dessein d’autrui. On ne souffre plus de la propriété, on la vénère et la tient pour morale. « On passe de la propriété privée à la religion de la propriété privée »[8]
Freud, à sa manière, redira quelque chose d’avoisinant lorsqu’il fait de la religion une « névrose collective ». Il ne s’agit plus alors pour lui de « passions », mais des forces profondément enfouies dans l’inconscient, dans la nature tragique, érotique et thanatique de l’homme.
Il y a d’abord des individus humains vivants qui reproduisent leur existence par une double relation —à la nature inorganique et aux autres hommes. La structure sociale et l’État se dégagent donc du processus vital d’individus déterminés tels qu’ils sont en réalité. La manière d’imaginer, penser, le commerce intellectuel entre les hommes est l’émanation directe de leur conduite matérielle. Ce sont les hommes œuvrant qui produisent des représentations. Ces représentations, images inversées de leur situation matérielle (image rétinienne) sont celles d’une conscience. Or l’esprit est « frappé d’une malédiction »[9], il est « entaché » par la matière : le bruit, le vent, le son, c’est-à-dire le langage. Le langage est la forme réelle, pratique de la conscience et il naît du besoin de communiquer. La conscience est d’abord naturelle, puis grégaire et devient intellectuelle quand la division du travail a produit la séparation entre manuels et intellectuels. Elle se dit « qu’elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel »[10]. Ceci est une véritable confiscation de l’être même des choses, et la possibilité de l’idéalité. La conscience alors se prend pour l’existence, elle s’émancipe du réel et forge des spéculations religieuses, métaphysiques et morales. Elle s’attribue l’être même puisqu’elle peut représenter sans que rien de réel ne soit représenté. « L’Être supérieur, le Concept sont l’expression idéaliste, spéculative et sacrée de l’individu esseulé »[11]
À partir de là, Marx néglige le pouvoir du langage et traite des théories, ou des « idées » qu’il forge en les mettant en relation avec l’infrastructure matérielle. Or, c’est là que peut prendre son origine une seconde interprétation.
La parole, dès qu’elle surgit comme nécessité de communiquer, parce que l’homme a non seulement des besoins, mais aussi le besoin de communiquer, prend, selon l’expression de Dumézil, une « triple fonctionnalité »[12]. Il y a la parole qui prie, celle qui fait la guerre et celle qui travaille et produit. On peut admettre avec Marx que dans chacune de ces fonctions se reproduisent les conditions matérielles de l’existence des hommes. Cependant, ce qui demeure, c’est que l’homme parle. Même si la parole n’est que le reflet articulé de son geste, même si la multiplication des besoins se réfléchit comme multiplication symbolique, et si aux structures matérielles qui se mettent en place correspondent les structures signifiantes du langage, même si l’idée de Dieu n’est que le produit de cet effet de miroir —tel qu’on peut l’interpréter depuis la lecture de Dumézil— cette formation « spéculaire » ne définit elle pas l’essence réelle de l’homme ? Les hommes « ne se sont-ils pas mis dans la tête ces illusions » parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement ? La division du travail ne s’inscrit elle pas dans la nature organique de l’homme qui, venant au monde inachevé, poursuit cet achèvement pendant tout le temps de ce qu’on appelle « l’histoire » ? Et le croyant ne s’en tirera t il pas toujours en considérant que si la religion est une illusion, il y a une nécessité de l’illusion qu’il a le droit d’attribuer à son Dieu ?
MP GUERIN
Professeur de philosophie
Conférence donnée dans le cadre de la SHPMM 2005
Publiée dans le bulletin ISNN
[1] Gallimard P.545
[2] Gallimard, p.1199
[3] Marx, Capital, I, 1,4.
[4] Sainte Famille, p. 547
[5] Critique de la philosophie du droit de Hegel p. 391
[6] Marx citant Fourier dans la Sainte Famille
[7] Critique de la philosophie du droit, p. 987
[8] Ibid.
[9] Idéologie allemande p. 1061
[10] Ibid. p.1062
[11] Ibid, p.1062
[12] Dumézil, Esquisses de mythologie, Gallimard