Élie Marion, le vagabond de Dieu (1678-1715)

 

A Dantzig. en octobre 1712, quatre hommes sont arrêtés. ils viennent de Stockholm et sont accusés d’être des espions du Roi de Suède, Charles XII, en guerre contre le roi de Pologne. Pendant sept mois, ils seront durement emprisonnés, parfois privés de nourriture, puis expulsés. Parmi eux, un certain Élie Marion, natif de Barre, en Cévennes. un bourg du Bas -­ Gévaudan. Que pouvait bien faire cet homme en ces contrées froides et brumeuses ? si loin des Cévennes, en compagnie de personnages dont le comportement intriguait toutes les polices d’Europe ?

Les quatre hommes étaient prophètes et parcouraient, depuis 1711, l’Europe, invitant sur leur passage, les “peuples “ à écouter leurs prophéties qu’un d’entre eux notait dans un cahier. quasiment au jour le jour. Curieuses et extravagantes paroles. On comprend, à la lecture des ouvrages qu’ils nous ont laissés, la perplexité et le soupçon des autorités qui les voyaient traverser leur territoire. Certes les quatre voyageurs étaient inoffensifs, pacifiques, dénués de tout, dans la plus grande pauvreté, mais leur comportement était étrange et les propos qu’ils tenaient contre les clergés de toutes confessions les rendaient suspects.

Du mois de juin au mois de décembre 1711, ils parcourent une bonne partie de l’Allemagne, poussent jusqu’à Vienne, puis retournent à leur point de départ, Londres. L’année suivante, ils quittent cette ville pour un nouveau périple européen. C’est à cette occasion qu’ils seront emprisonnés. Relâchés au début du mois de mai 1713. ils traversent l’Europe centrale pour se diriger vers Constantinople. Elie Marion est malade mais tant bien que mal il suit ses compagnons prophétisant irrégulièrement. En août. ils atteignent la capitale turque. La maladie d’Elie empire. Ils décident de revenir. Ils prennent un bateau anglais à Smyrne qui les conduit à Livourne où ils débarquent le 3 octobre. Marion est souffrant. Les quatre hommes sont assignés en quarantaine dans le lazaret de Livourne comme c’était la règle à l’époque par crainte de la peste orientale. Elie est au plus mal mais ses compagnons décident d’aller à Rome, Babylone disent-ils. Ils partent le 21 novembre. Élie reste seul à Livourne. Le 29 novembre. il meurt. Il avait 35 ans seulement.

Singulière est l’aventure de ce cévenol. Élie Marion est né à Barre le 31 mai 1678. Son père était ménager, c’est à dire paysan assez riche pour faire travailler ses terres par un fermier ou un métayer. La famille est protestante depuis 1560 au moins.

Des documents jusque là inédits apportent quelques lueurs sur l’origine de cette famille.

Elle est originaire de Saint-Germain-de-Calberte. Claude Marion, fils de Jean, s’est installé à Barre dans la première moitié du XVIème siècle peut-être à Y occasion de son mariage avec Lucie Pons. une barroise. De ce mariage naissent deux enfants Jean et Anne.

Ce Jean Marion est maréchal-ferrant. Il épouse Anne de Pierredon  (ou de Puechredon). Le couple teste en 1638. Leurs testaments permettent de connaître leurs cinq enfants, ceux du moins qui étaient encore vivants à cette date. Dans l’ordre : Louise, épouse d’Antoine Valmalle, natif du Masbonnet (mariage en 1624) ; Judith, épouse de François Bolomier (chirurgien) depuis 1626 ;  Jacques ; Jean et enfin Élie, le grand-père paternel de notre prophète. Ces alliances permettent aux Marion d’accéder à la notabilité, ils font partie du consulat (ancienne forme de notre municipalité) et participent aux activités religieuses du consistoire.

Au moment de la Révocation de l’Edit de Nantes (1685), Élie avait 7 ans. Comme beaucoup de jeunes cévenols, il va être traumatisé par l’abjuration collective des populations cévenoles. Abjuration soudaine, brutale, massive, sous la menace des terribles dragons envoyés par Louis XIV. Mais ses parents dans le secret de leur maison ne désarment pas et résistent.  Élie comme les autres enfants était obligé d’aller à l’école tenue par le curé du village. Mais une fois à la maison. sa mère, Louise Parlier, et son père prennent un soin particulier à “défaire “ce que le curé avait enseignés.  Ces années sont décisives pour Elie. Jamais, il n’acceptera d’être catholique. Au contraire. son aversion  de ce qu'il nomme l’hérésie ne cessera d’augmenter. Mais le jeune homme doit songer à son avenir, il fait des études de droit a Toulouse d’abord puis à Nîmes. Visiblement, il se destinait à être notaire ou homme de loi comme il y en avait beaucoup en Cévennes. Il est l’aîné de la famille et son père porte un soin particulier à son éducation qui lui permettra, espère-t-on, d’accroître la fortune et l’honorabilité de la famille. C’était sans compter avec les événements religieux qui allaient secouer les Cévennes. Elie a 23 ans quand la vague du prophétisme déferle avec violence sur les Cévennes gévaudanaises (automne 1701). Le jeune homme est ébranlé par la vision de ces jeunes prophètes qui à Barre et dans les environs appellent à la repentance puis peu à peu à la violence contre ceux qui persécutent les protestants. Elie. quand il est à Barre en vacances, ne cesse alors de fréquenter, dans les déserts, les assemblées religieuses tenues par les prédicants. Sa famille est menacée par l’Abbé du Chaila. Ses deux frères, Pierre et Antoine, sont touchés par la contagion prophétique et deviennent des “inspirés”

Ni Élie. ni ses frères ne participent directement à l’assassinat de l’Abbé du Chaila. Toutefois sa famille est suspecte aux yeux des autorités. C’est au début du mois de janvier 1702 qu’Elie est touché par ce qu’il appelle l’Esprit divin. Désormais il est prophète et le restera jusqu’à sa mort. Au mois de février ou de mars, il se décide à rejoindre les camisards. Sa famille est alors menacée par les soldats. Elle abandonne ses biens et se réfugie au désert. C’est ainsi que sa mère décédera dans un creux de rocher aux environs de Peyroles (près de Saint-Jean du Gard). Élie partage la vie vagabonde et dangereuse des Camisards. Ce n’est pas un chef de premier rang. Son action est essentiellement religieuse. Mais étant un des rares intellectuels parmi ces combattants, les chefs camisards utilisent ses capacités à partir du moment où ils ont été contraints de traiter avec les autorités régionales. C’est ainsi que Marion participe aux deux capitulations qui vont mettre progressivement fin au combat. En 1704 a lieu la première capitulation. Marion quitte le Languedoc en novembre pour gagner Genève où il demeure jusqu’au mois de février 1705. Au début du mois de mars il est de retour à Alès mais les camisards sont obligés de se rendre une seconde fois. Marion quitte alors définitivement la France au mois d’août 1705 et se rend de nouveau à Genève où il retrouve son père, son frère Pierre et sa soeur  Louise qui étaient sortis du royaume en 1704. Les relations de ces cévenols exilés avec les pasteurs de Genève ou même français réfugiés ne sont pas bonnes. Ces derniers se méfient des prophètes et condamnent leurs propos qui s’écartent de l’orthodoxie calviniste genevoise.

Marion quitte Genève en novembre 1706 toujours sur une inspiration de l’Esprit. Après être passé par Berne et La Haye, il arrive à Londres au mois de septembre. Son arrivée coïncide avec de nombreuses inspirations. Une nouvelle fois, les relations avec les pasteurs de la colonie française réfugiée à Londres sont particulièrement mauvaises. Avec trois autres cévenols. il est à l’origine d’une «fraternité» religieuse que les Anglais vont très vite appeler les French prophets (Prophètes français). Ce groupe religieux mîllénariste se transformera en secte en 1713 après la mort d ‘Élie Marion. Elle disparaîtra au milieu du XVlllème siècle. On estime qu’il a attiré, tout au long de cette longe période, entre 500 ou 600 personnes. Sous le terme de French prophets, sont désignés non seulement les membres d’origine française mais aussi tous ceux qui. de plus en plus nombreux, se sont agrégés à eux des Anglais ou des Écossais pour la plupart L’expression d’English Prophets serait plus proche de la réalité. Si l’adjectif de “Français” se révèle donc abusif le terme de “Prophète” l’est aussi : les adeptes n’ayant pas tous été des “inspirés”. Ni Ces derniers, ni leurs prosélytes n’ont donné de nom à cette «fraternité» mystique. Ils s’appelaient entre eux les “Enfants de Dieu “. Les French Prophets ont pour noyau originel quatre ‘Inspirés”, tous “cévenols’ et tous anciens camisards. Dans l’ordre chronologique de leur arrivée en Angleterre (été 1706) : Durand Fage ; Jean Cavalier de Sauve (à ne pas confondre avec le célébrissime «colonel» Jean Cavalier de Ribaute) ; Jean Allut, cousin du précédent : Élie Marion. Très rapidement, leurs comportements vont attirer l’attention du public londonien et partant celle des autorités religieuses et politiques. Prédictions apocalyptiques et millénaristes, tremblements du corps (en anglais trembling ou shaking of the bodv) et théâtralisation tapageuse des cultes surprennent l’opinion publique qui avait déjà oublié le comportement des premiers Quakers. Deux affaires vont contribuer à la notoriété européenne du groupe. En décembre 1707, à la suite d’une longue et laborieuse procédure judiciaire accompagnée d’une incroyable guerre de pamphlets, Elie Marion et  deux « frères » sont condamnés, deux jours d’affilée, à une exposition publique infamante en plein cœur de Londres. Sur l’échafaud, le pauvre Elie portait au -dessus de son front un écriteau sur lequel était écrit « Elie Marion, convaincu d’avoir faussement et avec profanation prétendu être un véritable prophète et d’avoir prononcé et fait imprimer plusieurs choses comme lui avant dictées par l’Esprit de dieu, pour donner de la terreur aux sujets de la Reine ». Le Cévenol était accusé d’avoir publié un recueil d’Avertissements prophétiques dans lequel il prédisait la très prochaine destruction de Londres assimilée à Babylone-la-paillarde.

Au mois de janvier 1708, les French Prophets annoncèrent bruyamment pour le 5 juin suivant la résurrection d’un adepte récemment décédé, le docteur Thomas Emes. A la date prévue, 20 000 personnes s’assemblèrent  dans le cimetière de Bunhill Fields. Prudents, les inspirés préférèrent, ce jour-là, s ‘éloigner de la capitale. La non-réalisation de la prophétie n’entraîna pas la disparition du groupe au grand désappointement  de leurs adversaires. Mieux. le nombre des adeptes continua à croître pour atteindre près de 400 personnes vers 1713 ! Deux ans après l’Affaire Emes, les French Prophets se sont lancés dans une activité missionnaire soutenue. Aux Anglais, les Iles Britanniques : Irlande, Ecosse, Nord de l’Angleterre ( Oxford, Cambridge, Bristol, Manchester... ). Sur le continent, les Français arpentèrent l’archipel huguenot en exil : les Provinces-Unies (la «Grande arche des Fugitifs» français) et surtout 1’ Allemagne qui étaient, à leurs yeux, un pays de mission et une terre mystique

De toutes ces missions continentales, on ne retiendra que les deux grands voyages de 1711 et de 1712-1713 durant lesquels Élie Marion et Jean Allut (accompagnés de Charles Portalès et de Nicolas Fatio) rencontrèrent, à plusieurs reprises, des cercles piétistes qui influencèrent à leur tour les Moraves et plus tard les Méthodistes.

On insistera d’abord sur l’influence européenne des French prophets. Un historien du XLXème siècle écrivait(1) : « de Marie Huber et de Mme de Warens. Jean-Jacques Rousseau retira quelques-uns uns des principes fondamentaux pour une éducation spirituelle qui mêlait la raison et le cœur”. considérait la première des deux femmes comme " la mère spirituelle” du grand philosophe. Qui était donc cette Marie Huber éclipsée par la célèbre Madame de Warens, l’amie de Jean-Jacques ? C’était une petite-nièce de Nicolas Fatio. Sa famille qui avait quitté Genève en 1711 s’était établie dans un village proche de Lyon.

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Voir dans la bibliographie les articles anciens d’E. Ritter et le livre d’H. Vuilleumier. Histoire de l'Eglise Réformée du pays de Vaud sous le régime bernois, tome III, le Refuge, le piétisme, l'orthodoxie libérale

 

Mais les parents de Marie étaient restés en relation épistolaire avec le mathématicien. Ce grand-oncle leur avait envoyé les œuvres des French Prophets (dont très certainement le livre de Marion) et surtout La Mission de Turquie. un ouvrage qui semble malheureusement aujourd’hui perdu(4).

 La famille Huber avait aussi reçu la visite de deux inspirés londoniens”, Durand Fage - l’ami intime d’Élie - et François Pagez. En 1716. deux des trois filles Huber (Déborah, neuf ans et Marie, vingt et un5) commencèrent à prophétiser. Fatio s’en alarma “par crainte d’une mauvaise interprétation des signes du Seigneur par (des) novices”6. Mais à cette date, le groupe était sur le chemin de la secte et une certaine “orthodoxie” se dessinait à travers la Discipline qu’il cherchait à faire régner en son sein7. Fatio s’inquiétait aussi du zèle un peu débridé de Pagez. Sur un “ordre” de ce dernier, Marie Huber se rendit à Genève, en 1715-1716, pour y prophétiser. Elle fut très mal accueillie par les pasteurs de Genève et retourna à Lyon. Son Illuminisme” évolua alors vers un rationalisme déiste. Marie Huber, cette “théologienne” méconnue du grand public, nous ramène au buissonnant piétisme helvétique en butte à l’animosité de la majorité du corps pastoral. Nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises cette spiritualité dont l’historiographie contemporaine souligne aujourd’hui, et à juste titre, l’importance théologique, éthique et culturelle. Malgré l’hostilité des pasteurs dogmatiques, quelques minuscules groupes piétistes s’étaient maintenus à Berne, Neuchâtel, Genève, Lausanne, Vevey, Yverdon, Morges... Ces cercles, très minoritaires, étaient en relation avec les piétistes germaniques, les Moraves et les French Prophets. Plusieurs adeptes, en particulier des femmes, subissaient l’influence du quiétisme (Antoinette Bourignon, Pierre Poiret) et du mysticisme catholique (Mme Guyon8 par exemple dont on connaît l’influence sur les milieux protestants). La ville de Vevey a été un centre piétiste actif animé par François Magny9, personnage oublié aujourd’hui mais qui mériterait une biographie ne serait-ce que par ses liens étroits avec Marie Huber et plus encore à cause de son ascendant sur Mme de Warens qui fut son “élève spùituelle”10. Or Magny a été l’ami des French Prophets. Il connaissait toutes leurs publications et je tiens, au risque de me répéter, pour très significatif le fait qu’il ait conservé dans ses archives la seule lettre qui mentionne la maladie d’Elie dans les prisons polonaises. Le romantisme de Rousseau doit beaucoup à Mme de Warens et à l’œuvre  théologique de Marie Huber. L’itinéraire religieux (protestant, catholique, calviniste déiste ) du philosophe témoigne aussi de l’éclectisme spirituel des piétistes qui, plus que d’autres, mettaient l’accent sur le sentiment, les élans du cœur et le moi profond, s’opposant ainsi à l’impérialisme de la Raison.

 

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(2) Françoise  Louise Eléonore de la Tour, baronne de Warens. est  née à Vevey en 1699. Morte à Chambéry en 1762. Pas de notice bibliographique dans  l'Encyclopédie du Protestantisme

(3)                                                M-C. Pitassi. : Marie Huber. (les deux articles les plus récents sont de )  Brève biographie dans l’Encyclopédie du Protestantisme, p. 703 et surtout “Être femme et théologienne an XVlIIème s. Le cas de Marie Huber in Mélanges en l’honneur d’Elizabeth Labrousse Voir bibliographie.

(4)Nos recherches dans les fichiers des archives de Genève et de Lausanne sont pour l’instant restées vaines. Il serait intéressant de retrouver ce livre qui nous livrerait peut être des informations sur Marion pendant sa traversée de l’Empire ottoman. Avis aux chercheurs et aux curieux...

              (5) La troisième sœur Marthe se mit à prophétiser un peu plus tard.

 (6) H.Schwartz, op. cit. P. 184-187. Toujours les mêmes réticences ou suspicions à l’égard du prophétisme féminin.

( 7)Recueil d'avertissements touchant l'ordre des Assemblées et les règles de discipline ( mai 1713 -février 1715).

(9)   Magny a été un lecteur assidu de Jakob Boehme et des millénaristes allemands.

(10)Mme de Warens s’est convertie en1726 au catholicisme. A son contact, Rousseau se convertit au catholicisme en 1728. Jean-Jacques revient au protestantisme en 1754. A. de Montet, Madame de Warens et le pays de Vaud, Mémoires et documents publiés par la société d'histoire de Suisse Romande 1891

 

. Relisant la Profession de foi du Vicaire savoyard ou les Rêveries du promeneur solitaire, j’aime y déceler, ici et là, les traces bien tenues de l’ »enthousiasme » de mes Cévenols revisité, revivifié et enrichi par ces néopiétistes suisses même si, dans la Nouvelle Héloïse, Rousseau a pu écrire, à   propos de ces derniers, qu’ils étaient des sorte(s) de fous qui avaient la fantaisie d’être chrétiens” à l’instar des “méthodistes, des moraves (et des...) jansénistes “(11). Les larmes de Rousseau ne sont peut être pas si éloignées des larmes de sang et des sanglots de Marion. L’ « invention »(12) du paysage cévenol « comme lieu naturel et originel de l’enthousiasme » (13) et comme terre sacrée de l’inspiration prophétique doit beaucoup aux épigones de Rousseau dont on sait l’apport dans le développement du sentiment de la Montagne. (14).

Mais l’aventure des French prophets dépasse le cadre européen. Dans “Mille ans de Bonheur, une histoire du Paradis “, Jean Delumeau souligne l’importance du prophète cévenol Élie Marion (1678-1713) en affirmant que son “message venu de Londres fut entendu plus tard en Amérique (15). Mais le lecteur regrette que dans le chapitre XV consacré à l’Amérique du Nord (p 275- 287), l’historien du millénarisme chrétien ( 16)  ne revienne pas sur l’influence du prophétisme cévenol en Amérique du Nord et notamment leurs liens probables avec les Shakers.

A l’exception de quelques spécialistes, qui connaît en France les Shakers ? Pour beaucoup. le mot renvoie à un récipient métallique que l’on agite pour mélanger les ingrédients d’un cocktail. (17) En anglais, le verbe to shake signifie secouer, agiter, trembler, ébranler. Les Shakers (littéralement les trembleurs mais le nom officiel de cette Eglise est The United Society of Bellievers in Christ‘s  Second Appearing) sont aujourd’hui une «secte » ( 18) religieuse dont la notoriété, dans le Nord-Est des États-Unis, est inversement proportionnelle au nombre de ses adhérents. Les Shakers sont, en effet, au nombre de 7 (février 1999 (19)), installés dans la communauté de Sabbathday Lake dans l’état du Maine (Nouvelle-Angleterre, E.-U.).Paradoxalement. rarement une « secte » n’a suscité, dans ce pays, un tel engouement qui frise la Shakermanîa multiplication des études et des recherches universitaires ; nombreux colloques transformation des anciens villages shakers en musées ; publication d’ouvrages d’art sur le mobilier20 et l’architecture shakers vente d’objets shakers dont certains atteignent des prix astronomiques... Au moment même où se joue l’avenir de cette communauté (la moyenne d’âge des adeptes est très élevée), le Shakerism est devenue «une industrie florissante» au point de faire oublier ses origines, ses croyances et sa très rigide éthique puritaine (célibat, règles de vie communautaire, travail. etc. ).

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     (11) M. Cottret  (cit). d’après, op. cit. , p.1O3. Sur cet aspect de la personnalité toujours très complexe et contradictoire de Rousseau.  Le chapitre 3 C'est la faute à Rousseau... op. cit. , P. 87 à 111. Voir aussi H. Schwartz, op. cit.. P. 284 qui reprend les travaux de Montet. Rousseau fait allusion aux jansénistes convulsionnaires (voirC. Maire, op. cit.).

(12) Ph. Joutard. l’invention du Mont Blanc. Paris. Gallimard-Julliard, Collection Archives, 1986.

(13)Jaffro. Art, cit.. P. 246. Du même auteur. Ethique de la communication  et art d’écrire. Shaftesbury et les Lumières anglaises.  Paris. PUF 199814J. Viard, Le Tiers espace essai sur la nature.  Méridiens Klincksieck, Paris, 1990 et pour nuancer mon propos le catalogue de l’exposition du Musée de Grenoble, Le sentiment de la Montagne, Paris/ Grenoble, Éditions de la réunion des musées nationaux, Éditions Glénat, 1998.

15J. Delumeau, Mille ans de bonheur, Une histoire du Paradis, tome Il, Paris. Fayard, 1995. Réf. p. 199. Les prophètes cévenols Elie Marion et Jean Allut sort cités à la page 198.

6Croyance selon laquelle le Christ doit revenir pour un règne d’une durée de mille ans (=milllenium). L’arrivée de ce règne est précédée de terribles épreuves apocalyptiques.

17 Le petit Robert  (.1970) date de 1895 l’apparition de cet ang]icisme. Le petit Robert  2 (noms propres) ignore les Shakers.

Le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse (1985) signale les Shakers et leur fondatrice mais indique, pair erreur, que la « secte » a disparu.

18Le mot anglo-saxon,, CULT,  moins péjoratif, serait préférable.

19 Renseignement aimablement communiqué par H. Schwartz d’après un bref article dii The Economist du mois de février 1999

 

Comme le souligne très justement l’historien américain Stephen J. Stein. les actuels Shakers risquent de devenir des «icônes vivantes» avec tout ce que ce phénomène charrie comme mythes et incompréhensions. Par certains côtés l’actuelle utilisation commerciale du mot « Cévennes » fait songer au redoutable marketing qui entoure aujourd’hui le  label « shaker ». Ce rapprochement n’est pas innocent et il conduit à s’interroger sur les racines historiques de ce mouvement religieux si important pour la culture américaine. Cette «Eglise» a été fondée dans la seconde moitié du XVIII ème siècle par Ann Lee (1742-1784). une ouvrière du textile illettrée, originaire de l’industrieuse Manchester en Angleterre. Vers 1758, Ann Lee et quelques membres de sa famille entrèrent dans une, minuscule «société» religieuse (millénariste) dirigée par les époux James et Jane Wardley(21). Les cultes animés par les charismatiques Wardley donnaient lieu à des scènes qui n’étaient pas sans rappeler le comportement des « petits prophètes » cévenols des années 1689-1702 : cris, convulsions, transes, extases. visions, sombres prédictions apocalyptiques. C’est la raison pour laquelle les fidèles du couple Wardley furent appelés, par dérision, les Shaking Quakers (les trembleurs dansants). Rappelons pour mémoire que le mot Quaker (trembleur en français) était le sobriquet donné aux membres de la “Société des Amis” fondée par le célèbre George Fox (1624-1691) et considéré par ses fidèles comme un quasi-prophète thaumaturge. A leurs débuts, dans les années 1640-50, les Trembleurs « acceptaient miracles et prophéties comme (les manifestations (...) de l’opération directe » du Saint-Esprit. Mais les Quakers étaient devenus très pacifiques après avoir été très durement et cruellement réprimés sous le Protectorat de Cromwell (1649-1660) puis sous la Restauration (1660-1688). Depuis la fin du XVIIème siècle, ils glissaient vers le quiétisme « à l’image de la désillusion progressive des puritains anglais après les grandes espérances du début des années 1640 »((22) et « cherchaient maintenant à créer le Royaume de Dieu, non plus dans le monde, mais en eux-mêmes »(23). Quelques Quakers qui ne partageaient pas cette évolution se séparèrent du mouvement en 1670. il semble que les Wardley aient appartenu à ce courant schismatique dont les adeptes étaient désignés sous le nom de Proud Quakers.

Très rapidement, la «société » des époux Wardlev attira les foudres des autorités politiques et religieuses a cause de son prosélytisme tapageur. Ann Lee et des membres de sa famille furent condamnés, à plusieurs reprises, à des amendes et à de brefs séjours en prison. C’est pour échapper à une persécution plus sévère qu’Ann Lee et une poignée de fidèles (dont son mari et son frère) décidèrent de quitter l’Angleterre au printemps 1774 pour cette « nouvelle terre de Canaan » qu était l’Amérique du Nord. Après quelques années singulièrement discrètes, Ann Lee fonda une petite «communauté» dans le village de Niskeyuna (=Watervliet) aux environs d’Albanv (aujourd’hui la capitale politique de l’état de New -York). Ce fut le début de la grande aventure des Shakers qui connurent leur apogée dans le courant du XIXème siècle (24 villages et 4000 à 5000 adeptes principalement localisés dans le Nord-est des Etats - Unis).  Faute de sources écrites nombreuses et fiables, la préhistoire de la « société » des Wardley et donc des Shakers est encore obscure voire controversée. Elle repose en partie sur des traditions orales recueillies après la mort de la fondatrice Ann Lee. Les historiens discutent toujours de son lien direct avec les Quakers et les French Prophets.

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20Les Shakers sont célèbres pour leurs chaises. Ils seraient aussi les premiers à avoir fabriqué une machine à laver le linge.

21La secte des Wardley a été fondée eu 1747.

. (22)Miller. J.. (sous la direction de. L ‘Europe protestante aux XVIème et XVIIéme  siècles, Belin/ De Boeck. 1997. Ouvrage européen de synthèse particulièrement intéressant et riche.

-(23) Ibid., p. 306

 

D’autres insistent sur l’influence des Méthodistes dont quelques prédicateurs sillonnaient la région de Manchester dans les années 1750. Serge Hutin pense que les Shakers ont été influencés par les Philadelphiens, adeptes des idées du théosophe allemand Jacob Boehme (1575-1624), le ~‘prince des ésotéristes chrétiens”24. Malgré les lacunes de la documentation, il y a tout lieu de croire que les French Prophets ne sont pas étrangers au comportement singulier d’Ann Lee et de ses compagnons. C’est la thèse du seul historien français des Shakers, le dominicain Henri Desroche pour qui le shakerisme « naît du millénarisme traqué des prophètes cévenols »25. Jean Séguy, spécialiste des non-conformismes religieux et du monde « sectaire » protestant, ajoute que les « Shakers (...) sont le fruit d’un croisement d’influences où se retrouvent quakers, inspirés des Cévennes et méthodistes”26. Les historiens américains contemporains sont moins catégoriques sur ces relations27 bien que Clarke Garret insiste sur l’influence du prophétisme camisard dans un livre au titre très explicite Spirit Possession and Popular Religion. From the Camisards to Shakers. Les successeurs de Mother Ann - c’est le nom que lui donnent les Shakers se sont toujours réclamés et se réclament encore des French Prophets. Selon Henri Desroche, les deux dates « sacro-saintes » du shakerisme sont I 706, l’arrivée des prophètes cévenols à Londres et 1747, le revival de James et Jane Wardley. Les deux grands textes28 « canoniques » de ce mouvement religieux - Tue Testimony of Christ’ s second appearing (1808) et A summery of Millenial Church (1823) - mentionnent explicitement le prophétisme cévenol comme source directe du mouvement. Dans le premier texte, on lit ce passage éclairant lis (les French  Prophets) témoignaient que la fin de toutes choses était imminente et avertissaient le peuple (d’avoir) à se repentir et amender leur vie. Ils prévenaient de la prochaine venue du Royaume de Dieu, de I ‘année agréable au Seigneur et dans maints messages prophétiques, ils déclaraient au monde que ces nombreuses prophéties de / ‘Ecriture concernant les nouveaux cieux et la nouvelle terre, le Royaume du Messie. le mariage de /’ Agneau. la première résurrection et la Nouvelle Jérusalem descendant d’en Haut. etaient à la portée de main et seraient bientôt accomplies .

A deux reprises (1711 et 1713), Halle (« capitale » du piétisme30) fut donc un havre de paix et de réconfort pour nos voyageurs. A leur second voyage, ils y séjournèrent près d’un mois. Peu après le départ des missionnaires (...) au printemps 1713, cinq piétistes devinrent inspirés. Maria Élizabeth Mathes, âgée de 18 ans, et son père, secrétaire de Francke3’ (le second grand théologien piétiste après Spener) à l’Orphelinat, eurent des visions et proférèrent des avertissements. Trois frères, étudiants à l’Université, reçurent aussi le don d’inspiration. Avec leur mère, une veuve, les frères Pott formèrent le noyau du Cercle de Halle. Francke et d’autres responsables piétistes étaient entre temps devenus hostiles à la «nouvelle dispensation» qui leur semblait moins partageable. Francke renvoya son secrétaire Mathes et Theodor Knauth (jeune et brillant prédicateur) fut privé de ses fonctions à la cathédrale de Halle pour avoir épousé la cause des prophètes français.

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24Hutin S.. Les disciples anglais i/e Jacob Bœh, n’aux XVIIème s. et XVIIIème s.. Paris, Denoël, 1960, p. 120-123 Voir aussi la contribution (le S. Hutin a l’Histoire des Religions 2. Encyclopédie de la Pléiade, Paris. Gallimard, 1972. Au milieu du XVIIIéme s.. un libraire de Manchester vendait les œuvres s du théosophe allemand. Les historiens américains (cf. bibliographie) ne mentionnent pas l’influence probable de J.. Par contre, Hillel Schwartz insiste sur les liens probables entre le « boelunisme » et les premiers shakers anglais.

25H. Desroche. Les Shakers, Paris, Éditions de Minuit. 1955

26 Jean Séguy : Histoire des Religions 2, Encyclopédie de la Pléiade. Paris. Gallimard, 1972.. Les non-conformisrnes

religieux. p. 1290.

27Hillel Schwartz, dans une lettre du18/07/98. M’écrit “il faut se souvenir, bien entendu, que personne n’a encore réussi à démontrer indiscutablement le lien historique personnel entre les French Prophets et les Shakers”. Le débat est ouvert.

28 textes reposent sur une abondante tradition orale. A l’instar des Carnisards de Philippe Joutard, une légende <les Shakers serait à écrire.

 

Les frères Pott et le couple Mathes portèrent le message du Seigneur à Berlin pendant l’été 1714, provoquant un essaim de pamphlets32. Ils se dirigèrent ensuite vers la Wettaravie33, une région de relative liberté religieuse au centre de l’Allemagne où s’étaient établis de nombreux protestants dissidents et piétistes. Quatre nouveaux prophètes d’Amsterdam se rendirent aussi en Wetteravie en 1715.  Ils venaient d’un cercle dynamique de fidèles qui avaient imprimé le premier livre d’Avertissements de John Lacy34 en hollandais. Traversant Halle en 1714, ils attirèrent à leurs réunions quarante personnes malgré l’opposition de Francke. En 1715, hommes et femmes de Wetteravie commencèrent à expérimenter les agitations habituelles des prophètes français. Johan Friedrich Rock, le pasteur luthérien Eberhard Ludwig Gruber (1665-1728) et d’autres devinrent prophètes”33. Gruber avait lu le Théâtre sacré des Cévennes ainsi que les œuvres de Jean Allut et d’Élie Marion (traduites en allemand à Francfort dès 1712) (36). Dans ses écrits de 1715, le pasteur reconnaissait sa dette à l’égard de nos Cévenols en qui Il reconnaissait ses maîtres (37). Trois ans plus tard, “il forma une « Communauté de la Vraie Inspiration» dans la région de Marienborn près de Himbach et Büdingen, et une communauté analogue se créa àSchwarzenau (Wittgenstein). De son côté, Rock imprima ses propres avertissements pendant plus de trente ans et prophétisa beaucoup. Nicolaus Ludwig, le comte de Zinzendorf (1700-1761), filleul du piétiste P. J. Spener, et par la suite chef des Moraves. rencontra Rock en train de prophétiser avec des convulsions”38.

De ce bouillonnement religieux où se mêlent French Prophets, piétistes radicaux et frères Moraves vont naître plusieurs projets d’installation en Amérique du Nord considérée comme une nouvelle terre promise. Mais avant de franchir l’Atlantique, retenons que ces Enfants de Dieu allemands ont été en contact très étroit avec les piétistes Suisses et que les missionnaires Moraves sont allés en Angleterre visiter le ‘~théâtre sacré” de leurs frères chrétiens. C’est à leur fructueux contact que John Wesley (17O3-1791)(39) va s’engager sur la voie du méthodisme. Wesley a rencontré à plusieurs reprises des French Prophets mais les contacts n’ont pas été bons. on a parfois établi un lien direct entre le prophétisme camisard en exil et le premier méthodisme weysléien. Si le méthodisme peut à la rigueur être considéré comme un produit du millénarisme du XVIIIème siècle, il le doit davantage à l’influence des Moraves qu’à celle des French Prophets même si les premières réunions “méthodistes” présentent quelque analogie avec celle des inspirés cévenols (rires, transes, convulsions, etc.).

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29Pour  tous ces renseignements. H. Desroche, op. Cit..

30Sur le piétisme au XVIllèine siècle, la bonne mise au point de D. Bourel in Histoire du Christianisme, Les défis de la modernité 1 ‘50-1840), Paris. Desclée, 1997.

31Les deux grandes figures du piétisme germanique sont dans l’ordre chronologique Philipp Jakob Spener (1635-1705). le père de ce courant ; Auguste-Herman Francke (1663-1727) est considéré comme son fils spirituel.

32Le même phénomène s’était déjà produit à Londres entre 1707 et 1708.

33La Wetteravie correspondait aux « territoires de la Hesse actuelle et de la province de Nassau… elle s’étendait des environs de Francfort jusqu’au confins de la Westphalie », H. Vuillemier, Histoire de i ‘Eglise réformée du pays de Vaud sous le régime bernois, tome III, le Refuge, le piétisme, l’orthodoxie libérale. P. 217.

34John Lacy a adhéré aux French Prophets au tout début de l’année 1707. Il devient prophète au mois de juin de cette même aimée. On peut le considérer comme un« rival» ou un sérieux concurrent d’Elie Marion

35H. Schwartz, op. cit.. p. 179-190

36Grossmann W.. « Eberhard Ludwig Gniber ùber warhe aund faslche Inspiration».Pietismus und Neuzeit, 13 (1987) 47-67, Vandenhoeck & Ruprecht. In Göttingen.

37ib

38H. Schwartz. Op. Cit. p. 182 et 185

39L. J. Rataboul, John Wesley, Nancy, 1991. L’auteur cite trois fois les French Prophets.

40J. Séguy. Histoire des religions, chapitre Les non-conformismes religieux. Paris. La Pléiade, tome 2. p. 1289 et ss.

41La communauté shaker de Mount Lebanon (État de New York) a été fondée en 1787 et fermée en 1947. Durant toute cette période, elle a été le centre du mouvement shaker aux Etats-Unis.

42 Séguy écrit “par ses racines allemandes elle se rattache aux groupes piétistes apparentés aux prophètes cévenols”. Op. Cil.. P. 1291. La communauté dAmanaa (Iowa) existe toujours

 

 C’est donc principalement les Shakers américains qui ont entendu et fait fructifier le message d’Élie Marion et de ses frères. Jean Séguy rappelle que le « phénomène Shaker plonge ses racines lointaines dans le prophétisme des Cévennes et dans les groupes d’illuminés allemands et britanniques qu’il a suscités ou revivifiés.

 

 

Tous ces groupes ou presque partageaient l’espoir d’un prochain retour du Christ et croyaient à un millenium terrestre qui verrait la récompense des saints  ». Et cet historien de citer plusieurs communautés millénaro­communautaires (aujourd’hui disparues pour la plupart) dont quelques radicelles s’enfoncent dans le terreau prophético-cévenol : Mount Lebanon(41) « la femme dans le désert » Ephrata (Pennsylvanie) ; Harmony (Pennsylvanie) Zoar ; « Societé d’Amana » (Iowa)42 Oneida.... A l’exception de Mount Lebanon qui est une communauté shaker, les autres sont souvent d’origine gerrnano- piétiste. Leurs founding  fathers, immigrants allemands pour les plus nombreux, ont été en contact direct ou indirect avec les Quakers, les Moraves. les Méthodistes et les inévitables French Prophets anglais ou continentaux. Longtemps méprisé, décrié ou dénigré, le prophétisme cévenol en exil doit aujourd’hui être reconsidéré pour son influence sur le piétisme germanique ou suisse et pour son apport à la culture nord-américaine à travers les Shakers.

Dans ce siècle des Lumières qui se veut rationaliste, la parole prophétique, la personnalité d’Élie Marion et de ses amis détonnent, dérangent. intriguent, interpellent. Entre les sarcasmes grinçants de Voltaire- de tous ceux qui ne voient dans les prophètes qu’imposture et simulation- et le discours prophétique des humbles et des laissés-pour-compte de la Grande Histoire, dans cette rupture, se niche un abîme que nulle analyse, nulle histoire, nulle exégèse ne viendra combler « Quand vous aurez saccagé. vous serez saccages. car la lumière est apparue dans les ténèbres pour les détruire ! « (Jean Allut. un des compagnons d’Élie Marion).

Jean Paul CHABROL

 

 

Bibliographie sommaire :

 

Chabrol. J. Paul. Elie Marion, le vagabond de Dieu (1678-1713) Prophétisme et millénarismes protestants en Europe à l’aube des Lumières. Edisud, Aix. juin 1999.

Delumeau. J., Mille ans de bonheur. Une histoire du Paradis, tome Il, Paris. Fayard. 1995. Élie Marion et Jean Allut sont cités à la page 198. Bonne synthèse.

Garret. C.. Spirit Possession and Popular Religion Front the Camisards to the Shakers. Baltimore. Johns Hopkins University Press. 1987. Un ouvrage important sur l’impact du prophétisme cévenol. L’auteur cite E. Marion.

Jaffro. L.. « Des Illuminés aux Lumières : Shaftesbury et les French Prophets », Causses et Cévennes. N 4. 1992.

 Kirk, J. T.. The Shaker world : , Art, Life, Belief Harry N. Abrams, inc. , New York. 1997. Magnifique livre d’art sur la culture matérielle et religieuse des Shakers. La partie historique est très intéressante. L’ouvrage contient une citation d’Élie Marion extraite du Théâtre sacré des Cévennes. Je tiens à remercier ici Anouk Mauduy qui m’a rapporté des États-Unis ces livres et ces articles passionnants sur les Shakers américains.

Newman. C., et Abell, S., «The Shaker’ brief eternity. Last two surviving communities hi the US. mairttain commitment to spiritual perfection »  National Geographic v 1 76, septembre 1989.

Schwartz. H.. Knav es, fools and madmen and the subtile effluviurn, a study of the opposition to the french prophets in England. 1706-I 710. Uuiversity of Florida, Social Science Monograph Series, 62. Gainesville. 1978. Schwartz. H., The French Prophets in England A social history of Millenarian group in the early eigtheenth century,  Yale University. 1974, édit. 1976.

Skees. S.. « The last of the Shakers ? (American shakerism) ». Ms Magazine v 5  mars avril 1995, 40.

Stein. S., The Shaker experience in America a historv of the United Society of  Believers, New Haven and London, Yale  Universitv Presse. 1992. Excellent ouvrage sur les Shakers, appelé à devenir un grand classique.

Vidal. D.. L’ablatif absolu, théorie du prophétisme, discours camisard. Paris, Anthropos. 1977.

 

PROPHETISME ET MILLENARISMES PROTESTANTS,EN EUROPE, A L’AUBE DES LUMIERES :Elie MARION,

 

 

Note au lecteur : Le texte que vous allez lire est celui d’une conférence et ne doit pas, de ce fait être assimilé à celui de publications académiques achevées quant à la forme.

Le sujet de cette conférence est : « Prophétisme et du Millénarisme protestants en Europe à l’aube des Lumières. » .

 

Pour traiter ce sujet nous allons mettre nos pas dans ceux d’un prophète, Elie Marion, né à Barre  des Cévennes en 1618, mort en Italie à Livourne en 1713.

Trois interrogations  se posent dès l’abord à propos de ce prophète:

La  première est celle des rapports entre le prophétisme et la légende des Camisards sujet étudié par Philippe JOUTARD

La deuxième est celle des débats et des polémiques qui ont opposé entre eux les protestants dès l’apparition du prophétisme dans la Drôme en 1689 puis dans le Vivarais la même année et enfin dans les Cévennes entre 1700 et 1705, c’est à dire un peu avant et après la guerre des Camisards.

Enfin la troisième est celle de la portée du prophétisme cévenol (dont on verra les liens avec le millénarisme Anglo Saxon, le millénarisme puritain , piétiste ,Allemand ou Suisse) .

Le prophétisme cévenol  certes ,a une portée qui dépasse très largement le cadre des idées religieuses, mais je crois qu’il a également une portée culturelle que l’on a longtemps nié et occulté.

Cet exposé comprendra trois parties, dans une première partie nous évoquerons la vague du prophétisme cévenol avant la guerre des Camisards c’est à dire entre 1701 et 1702.

Puis nous irons à Londres. En effet Elie Marion et bien d’autres Camisards se sont exilés, d’abord en Suisse puis en Allemagne, en Hollande et enfin à Londres. Dans cette cité, les Prophètes Camisards, les anciens Camisards ont défrayé la chronique . Ils sont à l’origine d’un grand événement « médiatique », aujourd’hui totalement oublié, que l’on appelle l’affaire des Prophètes français ou affaire des « French Prophets ». C’est sous ce nom d’ailleurs que tout au long de cet exposé je les nommerai.

Enfin nous les suivrons dans leurs pérégrinations à travers le  « refuge Européen » :l’Allemagne, l’Europe entière ;voilà pourquoi d’ailleurs Elie Marion est mort à Livourne ,en Italie.

 

A partir de l’automne 1700, donc, le souffle du prophétisme balaie les Cévennes. Ce prophétisme est né d’abord dans la Drôme en 1689, il a touché le Vivarais puis progressivement  les basses Cévennes ,  les hautes Cévennes à partir de septembre 1701. La première région touchée dans les hautes Cévennes est la région de Moissac dans la haute vallée française.

Le phénomène prophétique laisse encore perplexe les historiens d’aujourd’hui et son interprétation est extrêmement délicate. On peut bien évidemment se livrer à une interprétation très religieuse, mais certains sont allés plus loin dans des interprétations soit marxiennes soit même psychanalytiques. Quoiqu’il en soit ce phénomène interpelle aussi bien les croyants que les incroyants.

Ce phénomène touche essentiellement des jeunes gens , des adolescents mais il a également touché des personnes âgées. En règle générale c’est la génération  née vers 1685 (révocation de l’Edit de Nantes), qui a été touchée par le phénomène prophétique. C’est donc une génération qui n’avait pas connu l’église protestante constituée, puisqu’en 1685 les temples ont été détruits, les pasteurs proscrits et la quasi-totalité d’entre eux a été obligée de gagner la Suisse, l’Allemagne, la Hollande voire même l’Angleterre.

La plupart des ces jeunes gens qui deviennent prophètes, avaient été élevés religieusement en l’absence des pasteurs.

A partir de 1685, ils avaient été obligés d’aller dans les églises catholiques, (il y en avait une par village : paroisse), mais une fois retournés  chez eux, ils recevaient dans le secret de leur maison, un enseignement religieux protestant.  Elie Marion dans ses mémoires rappelle comment son père et sa mère « défaisaient » ce que le curé du village leur avait appris.

Les familles «  nouvellement converties » c’est ainsi qu’on appelait  les protestants , étaient devenues les gardiennes sourcilleuses de la foi. Les femmes  ont joué un  grand rôle dans cette résistance.

Lorsqu’ils étaient plus grands, les enfants fréquentaient, au péril de leurs vies, les assemblées clandestines qui se tenaient, comme on le disait «  dans les déserts  » . Ces assemblées clandestines étaient tenues par les prédicants qui avaient pris la place des pasteurs à partir de l’année 1686.

Voilà donc des jeunes gens dans une situation très inconfortable, catholiques le jour, protestants la nuit, catholiques de façade, huguenots dans leur for intérieur. Ces jeunes gens développent dans leur cœur, dans leur conscience mais également dans celles de leurs parents, un sentiment de honte et de culpabilité. Honte et culpabilité vont toucher toute cette génération , la génération des parents voire des grands-parents.

C’est donc du traumatisme né de la révocation de L’Edit de Nantes, (P. Chaunu appelle la « révocation » : le « crime »de Louis XIV) que naît   une crise religieuse collective, une crise religieuse extraordinaire. En effet les manifestations du prophétisme sont extrêmement dérangeantes surtout  pour ceux qui commencent à être touchés par l’idéologie des Lumières, par la raison.

Ces manifestations sont surprenantes, traumatisantes, contagieuses. Quelles  sont-elles?

Un peu partout dans cette région, dans les hautes Cévennes, des jeunes gens, des jeunes enfants voire des bébés disent certains, des adolescents tombent en transe, se roulent par terre, sont pris de convulsions,  bavent, parlent français alors que d’ordinaire ils ne le comprennent pas- leur langue maternelle est l’occitan- ils prononcent parfois des paroles incompréhensibles ou au contraire appellent leurs parents, la population, au repentir.  Parfois ils crient « sortez de Babylone », c’est à dire qu’ils invitent leurs parents et leurs grands-parents à quitter la France et à gagner le refuge.

Ces scènes de prophétisme bouleversent tous les témoins. En effet, ces jeunes prophètes s’expriment verbalement mais  également par la violence de leurs transes, et de leurs convulsions, si bien que certains historiens parlent de « langage corporel. ».

Les prophètes se multiplient. Tous les villages, toutes les paroisses sont touchés par le prophétisme BASVILLE, l’intendant qui régnait sur le Languedoc à cette époque là, a compté environ 8000 inspirés.

Les notables protestants « nouvellement convertis », sont les premiers à être choqués par ce langage corporel et, très souvent,  dénoncent aux autorités catholiques les prophètes. A Barre des Cévennes village extrêmement bien connu à cause de l’abondance de ses archives, « le  maire » passait une grande partie de son temps à dénoncer les prophètes . Très souvent ceux-ci étaient emprisonnés soit dans les prisons de la région soit emmenés à Montpellier, à St Hyppolite du Fort. Pour ces notables les prophètes sont des malades, des fous, des esprits abuseurs c’est à dire des charlatans des fourbes qui abusent de la jeunesse.

Dans la région de Barre, un prophète est particulièrement actif. Il s’appelle Pierre SEGUIER. Il a un très beau prénom, prénom divin, et un nom très humain , son surnom est Esprit. Pour ceux qui connaissent la région,  il est originaire de Majistavol hameau perdu de la paroisse de Cassagnas. Pierre Séguier a été le principal animateur de toutes les réunions qui se sont tenues entre le Mont Aigual et le Bougès.

Elie Marion nous a laissé plusieurs témoignages de ce phénomène. Pour lui le prophétisme est assimilé à une véritable renaissance. Or  pour les notables les prophètes sont de  véritables malades, certains disent même qu’ils hurlent comme des loups.

Esprit Séguier est accompagné d’un autre prophète du nom de Jean Rampon . Ces deux hommes vont être les principaux protagonistes, inspirateurs ? de l’assassinat à l’origine de la guerre des Camisards ,le 24 juillet 1702.

En effet, le message  délivré par les prophètes évolue de 1701 au mois de juillet 1702. Au début, ils tiennent un discours relativement pacifique, leur mot d’ordre est « repentez-vous »- ils s’adressent aux parents qui ont abjuré en masse le protestantisme- ou encore ,« sortez de Babylone », c’est à dire abandonnez vos biens pour suivre le Christ, mettez vous à l’abri au  refuge. Et ,en effet, plus d’un millier de cévenols, pour prendre le cadre des hautes Cévennes, quitteront la région, qui pour la Suisse, qui pour l’Allemagne, qui pour la Hollande, qui pour l’Angleterre. Voilà donc les paroles les plus couramment entendues.

Sous les coups de plus en plus violents de la répression : les prophètes sont emprisonnés, pendus, parfois brûlés vifs, le discours prophétique se radicalise et se fait de plus en plus violent. Au fur et à mesure que l’on se rapproche du mois de juillet 1702, les prophètes font appel à la justice divine. Ils se considèrent  eux-mêmes comme les justiciers de Dieu, comme les instruments de la vengeance divine. Il y a donc un changement  radical qui se produit en l’espace de quelques mois. C’est l’Abbé du Cheyla qui va être la « victime » de ce changement, de cette radicalité du discours prophétique. Il va être assassiné le 24 juillet 1702  au Pont de Montvert de cinquante quatre  coups de poignard, correspondant paraît-il aux cinquante  personnes qui étaient présentes. Ces personnes s’appelaient « les attroupés », un ou deux ans plus tard on va les appeler les Camisards.

Parmi les « attroupés » qui vont participer à l’assassinat de l’Abbé du Cheyla et donc, déclencher la fameuse guerre des Camisards, on trouve le fameux Esprit Séguier,  un  autre prophète dont on parlera peut-être tout à l’heure Abraham Mazel,( je le cite parce que ce prophète camisard à une association à St Jean du Gard qui porte son nom), d’Elie Marion (curieusement, pendant longtemps on a occulté son action), de Jean Rampon, de Salomon Couderc, et  de bien d’autres…. Au total une cinquantaine d’hommes . C’est cet assassinat qui est à l’origine de la guerre.  Cette guerre  va durer du mois de juillet 1702 à 1705.

Il n’est pas question pour nous de  traiter de cette guerre  qui a fait et fera couler beaucoup d’encre (cf. :  Pasteur Henri BOST, ? : la guerre de camisards).

Pour rester dans le cadre de mon propos, j’insisterai néanmoins sur le fait que le combat mené par les Camisards est un combat pour la liberté du culte, et, ce combat  a été mené de bout en bout sous la conduite du prophétisme, sous la conduite de l’inspiration. Pratiquement, tous les chefs camisards, notamment le plus grand d’entre eux, celui qu’on appelle Jean Cavalier, ont été des prophètes  (j’insiste parce qu’il y a deux Jean Cavalier : Jean Cavalier de Ribotte que l’on appelait le colonel Cavalier, c’est le premier qui s’est livré aux autorités en 1704, et puis un homonyme, un soit disant cousin qui s’appelle Jean Cavalier de Sauve et qui sera un des compagnons d’Elie Marion à Londres.). Comme le rappelle Elie Marion dans ses mémoires, toutes les actions des Camisards, qu’elles soient militaires ou civiles, étaient conduites sous « l’inspiration », c’est à dire que, chaque fois que l’on devait prendre une décision importante et notamment à la veille d’un combat , à la veille d’une assemblée religieuse,  ces jeunes gens se mettaient en prière et  demandaient à Dieu de conduire leurs actions. Elie Marion écrit vers 1708, donc bien après la guerre des Camisards, que sans ce secours divin, jamais les camisards, environ 1500 hommes, n’auraient pu tenir aussi longtemps face à 15000 ou 20000 soldats royaux. .

En effet, il faut souligner que la guerre des Camisards est un événement extraordinaire en France : c’est la seule révolte populaire rurale qui ait tenue aussi longtemps ! Toutes les révoltes populaires que l’on connaisse, du 17e s,  en particulier ont tenu quelques mois, six mois, exceptionnellement un an. La guerre des Camisards à duré de 1702 à 1705 soit trois ans, voire même plus de 1709 ou 1710, si on considère la tentative malheureuse d’Abraham Mazel, mais on peut dire qu’après 1705 la guerre était terminée.

En effet, la guerre se termine en avril 1705 après une tentative extrêmement malheureuse, « le complot des enfants de Dieu ». Les Camisards d’ailleurs s’appelaient les enfants de Dieu et les «  French Prophet »  c’est à dire les prophètes français à Londres s’appelaient également entre eux les enfants de Dieu.

Quelques mots à propos  de ce complot des enfants de Dieu. Il n’a pas pour cadre les Cévennes proprement dites, mais Nîmes et Montpellier . Là, avec l’aide des anglais et des hollandais, il s’agissait de faire un coup d’éclat ,de s’emparer de deux grandes personnalités : le Duc de BERWICK et  l’intendant BASVILLE.. Il fallait  les retenir en otage pour obtenir du roi une amnistie et surtout le rétablissement du culte. Malheureusement, pour les conjurés, le complot a été dénoncé à la veille de son exécution et la répression a été particulièrement terrible, sévère : pendaisons, jeunes gens brûlés…

Au lendemain de ce complot des enfants de Dieu, en avril 1705, les Camisards sont obligés de rendre les armes. Ils s’étaient déjà rendus une première fois, en 1704 à la suite du colonel Jean Cavalier,  mais ils avaient tenté de reprendre les armes . Avec l ‘échec du complot des enfants de Dieu, à partir du mois d’août 1705, les principaux chefs Camisards (qui n’ont pas été exécutés ou emprisonnés), se rendent une deuxième fois, et ,ou se réfugient à Genève d’abord, puis à Lausanne.

Que vont ils faire au refuge ? la plupart sont misérables, ils vont donc chercher du travail, en effet ils ont tout abandonné. D’autres espèrent s’engager dans les troupes alliées Hollandaises, Impériales ou Anglaises qui combattent dans le Piémont Italien contre Louis XIV. D’autres enfin  vont quitter le refuge Suisse et aller d’abord en Hollande puis en Angleterre.

Nous en arrivons à la deuxième partie  de mon exposé : les prophètes à Londres de 1706 à 1710.

Elie Marion a été le principal négociateur des deux redditions et notamment de la seconde. Avec quelques compagnons, il passe plusieurs mois  à Lausanne, puis un beau jour sur une « inspiration »,  il décide de se rendre en Angleterre. Il passe par Berne ou il retrouve un agent Anglais d’origine française  du nom de David Flotard, et en sa compagnie ,passe par la Hollande et arrive à Londres le 27 septembre 1706.

Dans le courant de l’été 1706, deux autres « inspirés » l’avaient devancé et s’étaient installés dans cette capitale. Il y avait tout d’abord un ancien Camisard qui s’appelait Durand Fage, originaire d’Aubet, dans la région de Nîmes puis Jean Cavalier de Sauve qui se prétendait cousin du colonel Cavalier. Ces deux hommes avaient « des inspirations » ou avaient eu des «  inspirations ». Donc, avant même l’arrivée d’Elie Marion, ils se réunissaient  régulièrement dans la maison d’un menuisier français, un exilé, du nom de Jean Agut ,cousin de Cavalier de Sauve. D’ailleurs Jean Agut et sa femme deviendront à leur tour prophètes dans le courant de l’année 1707.

Ces deux anciens Camisards ont très rapidement attiré une foule de curieux et en particulier des français. Il y avait une colonie française à Londres d’environ 30 000 personnes . Mais les anglais aussi sont extrêmement intrigués par le comportement convulsif de ces deux prophètes.

Elie Marion, se joint à ses anciens camarades de combat à partir du 28 septembre et très rapidement il va devenir le  chef de ce trio prophétique. Il va également faire consigner par écrit ce qu’il appelle « ses avertissements, ses prédictions, ses prophéties », en vu d’une prochaine publication.  En l’espace de quelques semaines, la réputation de ces prophètes dépasse le quartier dans lequel ils vivaient. Leur notoriété grandissant , ils vont très vite attirer des anglais qui vont devenir des adeptes, des fidèles voire même des prophètes. Très  rapidement on va les appeler les « French Prophets. »

Ces trois prophètes : Fage, Cavalier, Marion, ( anciens camisards !) vont très vite attirer à eux quelques intellectuels de renom, qui vont être à la fois leurs protecteurs et leurs secrétaires.

Parmi eux il y a un personnage assez obscur qui s’appelle Jean Daudet ,un autre qui s’appelle Charles Portalès, (c’est grâce aux archives de cette famille que les mémoires d’Elie Marion sont parvenues jusqu’à nous) enfin un personnage important dont il faut retenir le nom :  Maximilien Misson,. Cet homme est à l’origine d’un ouvrage célèbre qu’il faut lire et relire : « Le Théâtre Sacré des Cévennes ». C’est un ouvrage incontournable qui a fait connaître à l’Europe entière voire même au Monde anglo-saxon les prophètes cévenols.  Cet ouvrage a particulièrement ému le grand historien romantique Michelet qui s ‘en est servi dans son histoire de France.

Parmi les intellectuels il y avait aussi un mathématicien de l’époque, un ami intime de Newton :Nicolas Fassio. Nicolas Fassio était d’origine Suisse, il avait fait des études à Genève puis à Paris puis en Hollande et il était inscrit à l’Académie royale de Londres. C’est un mathématicien que l’on peut considérer comme l’égal de Newton. Aujourd’hui, on connaît le nom de Newton, le nom de Nicolas Fassio est totalement oublié or c’était un géomètre célèbre de notoriété européenne . Pour la petite histoire et  pour ceux qui s’intéressent aux montres, Nicolas Fassio est l’inventeur de l’utilisation des rubis en horlogerie. Aujourd’hui rares sont les gens qui connaissent Nicolas Fassio pas plus d’ailleurs qu’ Elie Marion . Nicolas a suivi les prophètes et tous ses  amis se sont demandés s’il n’était pas devenu totalement fou  pour suivre des gens que l’on qualifiait «  d’énergumènes. »

Nicolas Fassio va devenir avec Portales et Jean Daudet, le secrétaire attitré d’Elie Marion, de Cavalier et de Fage .Il va les suivre à travers toutes leurs pérégrinations européennes.

Donc, à ce premier groupe , ce premier trio vont s’agréger tout au long du dernier trimestre 1706, et tout au long de l’année 1707, des adeptes de plus en plus nombreux  et parmi eux de plus en plus d’anglais

A partir de l’été 1707, en effet les adhérents vont être en majorité Britanniques. Très rapidement d’ailleurs les prophètes anglais vont concurrencer les prophètes français.

Un autre élément qui caractérise les prophètes français cévenols c’est l’adoption d’un discours véritablement apocalyptique, plus exactement millénariste  . Ce millénarisme trouve son origine dans un passage de l’Apocalypse. Elie Marion et ses amis,  annoncent ce qui n’est pas une originalité dans l’Angleterre de la fin du XVIIe et début XVIIIe siècle, je cite : «  la seconde venue du Christ, la venue du Fils de l’Homme, la venue en Esprit de ce glorieux Messie qui vient tout soumettre par l’épée de sa parole ». 

Inlassablement, ils prédisent les temps de la fin : « Je t’assure mon enfant je ne tarderais plus à venir sur la terre, je m’en vais au premier jour leur tendre mes bras de miséricorde. Soyez prêt mes enfants, mon enfant j’ai plusieurs signes miracles à faire paraître sur la terre dans peu de temps. Le temps n’est pas loin mon enfant, il s’approche ». Ou encore : « En vérité, en vérité, en vérité la destruction s’approche, il va y avoir de terribles renversements d’état, de condition, de charge et de toute chose. Pleurez gens du monde, pleurez grands de la terre, vos puissances vont tomber. Rois du monde vos couronnes sont abattues ». Voilà le message d’Elie Marion. L’un de ses leitmotiv préféré est la destruction de Babylone, c’est à dire le signe de l’imminence de l’Apocalypse. Cette destruction est prédite le 21 décembre 1706 . Les secrétaires écrivent: «  elle fut représentée tant par le discours que par la diversité des accidents, des gestes et des mouvements qui furent observés dans son corps et par les inflexions de sa voix » . Elie Marion déclare  que « cette destruction aura lieu dans peu de jours… je mettrai en feu cette ville, je l’embraserai de ma parole… tu verras dans quelques jours l’embrasement de la grande cité ». Pour les prophètes, Babylone, Babylone la Paillarde, c’est Londres ,donc, ils annoncent la destruction de Londres. Cela va leur coûter cher car très rapidement, les Eglises Huguenotes de Londres voire même les Eglises Anglicanes, s ‘émeuvent de ces discours.

Pour bien comprendre cet émoi, il faut savoir qu’à cette époque là, deux grands partis s’opposent pour le pouvoir : les Whigs et les Tories. Hors les Tories sont des ennemis acharnés de ce que l’on appelle les non-conformistes ou les dissidents. Nos prophètes sont rangés dans la catégories des dissidents et des non-conformistes, et  la plupart des adeptes ,des whigs partisans de la tolérance religieuse !  Pour ma part, je suis persuadé, c’est ma thèse,  que, s’il n’y avait pas eu cette lutte politique particulièrement intense entre Whigs et Tories, jamais l’affaire des «  French Prophets » n’aurait eu une telle notoriété. D’ailleurs,  c’est tellement vrai que si l’on prend aujourd’hui les ouvrages britanniques qui traitent, d’histoire , l’affaire des French Prophet n’est jamais citée, il faut vraiment prendre  des livres d’histoire religieuse très pointus pour retrouver cette affaire.

Nos prophètes, donc, guettent l’imminence de l’Apocalypse et, pour cela ils épient sans relâche tous les signes qui semblent l’annoncer : les orages, les tempêtes, les guerres (n’oublions pas que nous sommes en pleine guerre de succession d’Espagne, en pleine guerre du Nord ) les famines, les tremblements de terre, les catastrophes en tous genres. Pratiquement tous les jours, ils prédisent les plus terribles malheurs .Ils mettent en garde non seulement leurs adeptes mais tous les peuples de la terre  afin qu’ils se préparent  à l’apocalypse. Toutes leur prophéties sont donc des avertissements permanents, lancinants et le message s’adresse aux méchants, aux impies, aux incroyants. Elie Marion et les autres prophètes  leur disent qu’ils seront punis, qu’ils seront détruits, qu’ils seront « raclés ». La destruction de Londres revient sans arrêt dans leurs discours : la ville  sera détruite dans un déluge de feu et de souffre.

Ces discours particulièrement enflammés sont généralement prononcés au cours de réunions  privées où publiques. Ce sont surtout les réunions publiques qui ont particulièrement défrayé la chronique londonienne et qui ont attiré l’attention des autorités religieuses, Huguenote, Calviniste , Anglicane.

En effet, ces réunions sont extrêmement agitées. Dans ces réunions  se passent des choses qui pour des témoins de l’extérieur, sont particulièrement étranges et choquantes. Mais ce n’était pas choquant pour nos prophètes cévenols qui connaissaient ce genre de situation depuis 1692.

Voilà ce que dit un témoin anglais,  mais attention il faut prendre ces témoignages avec beaucoup de prudence  car la plupart des  témoignages sont hostiles aux prophètes. Ce témoin relève donc : les tremblements de la tête, les reptations sur les genoux, les tremblements ,les tremblotements, les sifflements, les vacarmes, les hurlements, les reniflements, les souffles imitant le son d’une trompe, les gesticulations verbales, les respirations oppressées, les soupirs et les grognements, les sourires, les rires, leurs coups leurs bagarres comme les perpétuelles hésitations, les répétitions enfantines, les multiples mensonges, la transformation des conjectures en prédiction, les habitudes de hurler comme des chiens dans les assemblées et d’être cause de désordre.

Un grand philosophe Lord  Chaterburry auteur d’une fameuse lettre sur l’enthousiasme, flambeau de l’idéologie des Lumières ,déclare  à propos de l’affaire des French Prophets. : « lorsque la passion du fanatisme domine la populace, tout effraie en elle, ses  regards sont enflammés, leurs poitrines sont haletantes et oppressées par l’inspiration. L’haleine de ces forcenés infecte et communique la peste par une transpiration insensible qui s’exhale de leur corps corrompu et puant. »

Ces témoignages particulièrement hostiles  montrent d’une part que ces prophètes choquent les bonnes manières et d’autre part  n’entrent pas dans  ce qu’il est convenu d’appeler le « rituel des cultes » auquel étaient accoutumés  nos calvinistes et nos anglicans.

Voilà encore quelques scènes qui peuvent laisser pantois le lecteur…  Un exemple : Marion renverse Cavalier, lui marche sur tout le corps, s’assoit sur lui, tire son couteau le lui applique sur la gorge comme s’il voulait lui couper la tête. Le lendemain, c’est Fage qui traite Cavalier de la même manière. Puis, un prophète anglais, «  agité » lui marche sur le corps, le saisit par les deux pieds et le dresse en l’air la tête touchant le sol, ;soudain, il laisse ce corps inerte retomber de tout son poids par terre. Les deux prophètes reprennent Cavalier par les pieds et les épaules et le jettent en bas de l’escalier comme s’il s’agissait d’un chien mort. Cavalier au bas de l’escalier dit : «  ou son mes alliés qu’ils viennent à mon secours, »,  puis il déclare : «  je ne suis pas encore mort. » Aussitôt, une prophétesse  du nom d’Elisabeth Gray,  lui donne un coup de pied et le pousse dans l’escalier tête première…  Dans le livre que je termine  vous lirez toutes sortes de témoignages comme celui- là.

Inévitablement de telles paroles, de telles réunions provoquèrent l’indignation de toutes les Eglises. Alors se met en place un système pour réprimer ces réunions et empêcher les prophètes de tenir des assemblées et de publier leurs avertissements.

Tout d’abord les trois cévenols sont  exclus de la communion, ce qui était relativement grave. Puis, à l’instigation des pasteurs huguenots ou de leurs obligés anglicans, deux émeutes éclatent contre les prophètes, particulièrement violentes : on leur lance des pierres, ils sont obligés de quitter Londres et de se réfugier dans la campagne. On lance également une procédure judiciaire contre Marion, contre son secrétaire Daudet et contre le fameux mathématicien Nicolas Fassio.  Ces  trois hommes vont être exposés deux jours de suite au Pilori, en plein cœur de Londres au mois de décembre 1707.

Cette affaire, en particulier l’exposition au Pilori,  aura deux conséquences notables : la première, c’est qu’elle a été à l’origine d’une extraordinaire bataille de pamphlets  à laquelle participèrent tous les intellectuels de ce que l’on appelait à l’époque la République des Lettres. Dans l’ensemble cette production littéraire multiforme a été défavorable aux prophètes .  On compte plus d’une centaines d’ouvrages publiés en l’espace de quelques mois pour ou contre les prophètes. Beaucoup d’historiens, jusqu’à aujourd’hui,  se sont étonnés que ,pour des faits qui nous paraissent finalement très secondaires, il y ait eu une telle production littéraire. En réalité, comme je l’ai déjà dit, derrière cette guerre des pamphlets, se cache la bataille politique qui opposaient les « Tories et les Whigs ». Les Tories se sont emparés de l’affaire pour dénigrer leurs adversaires politiques.  La deuxième conséquence, a entraîné une radicalisation du groupe et la montée en puissance des adeptes anglais, emmené par le prophète John Lacy accompagné par la fameuse Elisabeth Gray âgée d’une quinzaine d’années.

Avec John Lacy les prophètes cévenols vont être « battus sur toute la ligne ». En effet,  John Lacy,  « lévite » . Les témoins le voit léviter à travers la salle ou se tient le culte.  Ensuite, chose inconnue des prophètes cévenols même pendant la guerre des Camisards, il se livre à des guérisons miraculeuses. Puis il obtient le don des langues, et commence à parler en Latin, puis en Grec, puis en Français . Comme Elie Marion, il se livre à des avertissements de plus en plus catastrophiques, lui aussi,  annonce la destruction de Londres voire même la destruction de la Tour de Londres.

Quelques jours ,quelques semaines après la condamnation de Marion et de ses amis, un adepte, le docteur Thomas Aymes  tombe malade  et meurt .Cela va être le début d’une nouvelle affaire . C’est la première fois qu’un adepte de ce groupe meurt.

. Pendant quelques jours les prophètes et leurs  amis vont multiplier les réunions après l’avoir enterré dans un cimetière à Londres (celui ou est enterré le quaker Fox). .Après plusieurs réunions particulièrement tapageuses, les prophètes français et anglais annoncent une formidable nouvelle : le 5 juin 1708 nous ressusciterons le docteur Thomas Aymes disent-ils. Les mois passent, les prophètes diffusent la nouvelle à travers l’Angleterre et même à travers  la presse, la presse européenne de l’époque. D’ailleurs, Voltaire, le philosophe bien connu , et pour des raisons que l’on connaît assez bien, s’est emparé de l’affaire et nous a donné un tableau inexact mais savoureux du fameux 5 juin.

Donc  le 5 juin arrive mais les prophètes ne se rendent pas au cimetière , ils restent chez eux, à la campagne, en prière . Vingt mille personnes ,  par contre se rendent au cimetière. Les descriptions sont alors  assez imprécises. Si on  en croit Voltaire, on aurait déterré Thomas Aymes, un prophète se serait mis à faire des prières et à gesticuler, (on en doute beaucoup,) devant le cadavre. Le docteur Thomas Aymes ne ressuscite pas…  Cela a pour conséquence  une autre bataille de Pamphlets . Les deux grands partis politiques s’emparent de l’affaire, on assiste donc à la multiplication de poèmes satiriques, de chansons, il y aurait même eu, paraît- il, un spectacle de marionnettes.

Curieusement, alors que tout le monde s’attendait à ce que les prophètes français soient discrédités, Daniel Defoe, le célèbre auteur de Robinson Crusoé , le note, le nombre d’adeptes ne cesse de croître.

La non-réalisation de la prophétie concernant le docteur Aymes, a eu trois conséquences notables :

la première  pousse le groupe à une réflexion sur les vrais et les fausses prophéties et surtout sur les faux prophètes. Très rapidement, d’ailleurs on va se livrer à la chasse aux faux prophètes et surtout aux fausses prophétesses.  Un certain nombre de prophètes et de prophétesses vont être exclues.

La seconde pousse le groupe à se structurer davantage . Jusque là ,en effet il n’y avait pas de véritable organisation. En ce qui me concerne, dans un paragraphe de mon livre j’appelle ce groupe : « : une fratrie anarchisante et capricieuse, » . C’est donc un premier pas vers l’organisation de ce que l’on peut appeler une secte, d’ailleurs  les prophètes vont commencer à porter des insignes caractéristiques, notamment des rubans verts. Le groupe se divise en douze tribus, suivant l’apocalypse.

La troisième va pousser le prophètes à quitter provisoirement Londres, pour annoncer la bonne parole dans d’autres régions, jugées beaucoup plus réceptives et moins impies que la « capitale ».

C’est donc le début de la grande activité missionnaire des French Prophets. Je ne parlerai ni des missions en Ecosse ni en Hollande et  je m’attacherai à suivre notre héros Elie Marion.

Celui-ci accompagné de Jean Agut, le menuisier devenu prophète , et de deux secrétaires, Charles Portales et Nicolas Fassio, va faire deux voyages.

Le  premier d’entre eux, est ce que j’ai appelé le périple Allemand.  Nos héros donc voyagent à travers les Provinces Unies et l’Allemagne.  Ils se rendent à Hanovre, à Berlin,  s’arrêtent un long moment à Hale , ceci est important car, à cette époque , la ville de Hale était la capitale du piétisme. Ensuite, ils descendent vers le sud, et vont jusqu’à Vienne. Ils  annoncent alors la destruction imminente de Vienne, puis reviennent sur leur pas, passent par Francfort  puis Cologne, regagnent Rotterdam  puis retournent en Angleterre.

Ce voyage n’a eu apparemment aucun résultat. En effet nos voyageurs ont été très mal accueillis, tout au long de leur  périple.  En effet, nos prophètes ont essentiellement voyagé à travers l’archipel Huguenot en exil.  Ils ont essayé de retrouver les exilés français  les exilés cévenols. Ils ont été très mal accueillis par les églises calvinistes, et par les églises luthériennes.. En effet, l’affaire des « french  prophets » et surtout l’affaire Aymes les avaient devancées.

Les prophètes ont parcouru l’Allemagne non seulement pour retrouver  des exilés cévenols,  mais aussi parce qu’ils savaient qu’en Allemagne il y avait eu et il y avait encore des mouvements prophétiques ( en 1708 en Silésie). Ils savaient également qu’un  courrant religieux  les accueilleraient avec bienveillance, il s’agit du  courant piétiste. Et en effet, les seuls endroits ou ils ont été bien accueillis ont été chez les piétistes allemands.

Le second voyage démarre en mai 1712 et s’achève en novembre 1713 . Il  est beaucoup plus considérable : c’est ce que j’ai appelé « l’odyssée géo- prophétique ». Les prophètes vont se diriger vers le nord, l’est, le sud  puis retourner à Londres.

Ce voyage est considérable. Ils ont fait plus de 10 000 Km à pied, le plus souvent, puis dans des chariots ou sur des bateaux pour descendre le Danube ou  pour aller de Constantinople à Smyrne puis à Livourne.  En effet, l’ un des grands objectifs de ce voyage, était Rome .

Pourquoi sont-ils allés en Suède, à Constantinople ?  On peut comprendre qu’ils soient allées à Rome car, pour eux, c’etait Babylone.

Ils vont en Suède car ils sont à la recherche  du dernier Viking ,c’est à dire de  Charles XII.  En effet ils souhaitent entrer en contact avec lui car ils veulent en faire le bras armé de la vengeance divine . Les prophètes pensent également que l’autre bras armé de la vengeance divine, celui qui tiendra « l’épée qui  raclera les peuples impies du monde, » c’ est le grand Turc à Constantinople. En effet le Sultan est  un allié de Charles XII.

Ils se rendent donc à Stockholm. C’est un échec total .Nos prophètes s’aperçoivent qu’ils n’ont pas le don des langues et qu’ils ne parlent pas le Suédois ! Ils décident de quitter la capitale  surtout que Charles XII ,n’y réside pas, il est en effet  prisonnier des turcs, ses alliés. Marion et ses amis décident alors d’aller à Constantinople. Ils traversent la Baltique, et, par malchance  débarquent à Königsberg, sont faits prisonniers de septembre 1712 à mai 1713. En effet ils sont pris pour des espions du Roi de Suède. La détention est particulièrement difficile notamment  pour Elie Marion qui tombe malade  et a  de terribles saignements de nez. D’ailleurs Marion considérait ces saignements  comme un signe annonciateur de l’imminence de l’apocalypse.

Libérés au mos de mai 1713 , ils décident très rapidement d’aller se reposer à Hale, la capitale du piétisme. Ils s’y reposent un mois puis décident de rechercher Charles XII à Constantinople

.  Alors qu’à Stockholm ,ils avaient prophétisé des événements extraordinaires, ils sont là extrêmement silencieux, ils prophétisent dans le secret de leur chambre, puis ils décident de quitter Constantinople pour aller à Rome. Ils passent par Smyrne,  prennent un bateau Anglais , arrivent à Livourne. Dans ce port, c’était la règle,  la quarantaine était obligatoire  Sept ans plus tard, pour ne pas avoir respecté la quarantaine, la peste s’abattra sur Marseille . Donc, à Livourne Marion et ses amis restent quarante jours enfermés dans le Lazaret . Marion est extrêmement malade. La quarantaine finie ils sortent mais Marion mourrant est abandonné. Il mourra pratiquement seul.  Les trois amis  vont à Rome,  mais ils sont discrets alors que l’on s’attendait à de très grandes manifestations, puis, après  avoir brûlé un pan de leur chemise ,ils rentrent à Londres en passant par la Suisse, l’Allemagne. Ils apportent à leurs compagnons la terrible nouvelle, la mort de ce compagnon prestigieux ,Elie Marion.

Au terme de ce voyage et en guise de conclusion, on peut s’interroger sur ce qu’il reste,  ce qu’il subsiste de ce discours Camisard en exil, véhiculé par la parole mais aussi par de petits ouvrages .

A lire l’historiographie récente, il semble qu’il ne reste rien. En effet, tout le monde s’accorde pour dire que les paroles des prophètes ne sont pas lisibles, qu’il n’y a même pas d’idées claires ,bref  tous ces voyages, toutes ces paroles ont été inutiles .

En ce qui me concerne,  je n’en suis pas si sûr et je suis persuadé même du contraire. Je crois que les prophètes cévenols ,et notamment Elie Marion ,ont eu une influence que l’on peut retrouver aujourd’hui. Dans le domaine religieux, je suis sûr et  persuadé que nos prophètes sont probablement à l’origine,( ce ne sont pas les seuls,) de ce que l’on appellera  le « réveil protestant » du début du  XIXe siècle.

Les rapports entre John Wesley et les prophètes ont été extrêmement mauvais (les méthodistes). par contre je crois que l’influence des French Prophets a été très forte chez les Moraves, ( vous savez que John Wesley a été très touché, par les Moraves qui venaient d’Allemagne, les Moraves du célèbre Zindendorf. Ce dernier faisait ses études à Hale en 1713 lorsque Marion et ses amis sont passés ).Il est vrai que Zindendorf n’a pas rencontré Elie Marion et ses amis (il était trop jeune alors), mais j’ai trouvé la preuve à la bibliothèque Méjane qu’il avait lu et médité les avertissements prophétiques d’Elie Marion, même s’il ne partageait  pas totalement ces conceptions religieuses. Donc, si John Wesley a subi l’influence des French Prophets, c’est par l’intermédiaire des frères Moraves, or les  frères Moraves sont venus dès la fin du XVIIIe siècle comme missionnaires en pays cévenol…

Dans le domaine culturel, je pense que l’on peut retrouver l’influence des French Prophets dans ce que l’on appelle le préromantisme ou le romantisme.

Jean Jacques Rousseau l’auteur des « rêveries d’un promeneur solitaire » ou des « confessions » a eu un parcours spirituel mouvementé.  Son égérie, Madame de Warens (devenue catholique à son tour) a animé pendant quelques années à Vevey un cercle piétiste. . Or, ce cercle piétiste a influencé postérieurement Jean-Jacques Rousseau  Derrière Madame de Warens on retrouve un personnage totalement oublié, il s’agit de François Manie, longtemps dénigré par les milieux « orthodoxes » de Genève et de Lausanne. François Manie a été le guide spirituel de Madame De Warens. Un autre personnage moins connu ,Marie Hubert petite nièce de Nicolas Fassio, prophétesse en son temps ,qui a lu la littérature londonienne a eu également une influence sur Madame de Warens. Ce personnage, grâce à l’historiographie revient sur le devant de la scène .Or, l’on sait aujourd’hui que Jean Jacques Rousseau  a lu et a souvent médité les œuvres de Marie Hubert.

Je m’interroge donc  pour savoir si nos prophètes cévenols ne sont pas à l’origine du pré- romantisme. Je ne suis pas le seul à m’interroger, un philosophe Laurent Jaffeau se pose également la même question.

Et finalement même si cela paraît anecdotique, mais cela m’émeut, l’écho de la voix des French Prophets , des prophètes cévenols des années 1685 et 1705, retentit, pour moi,  dans ce que, je ne veux pas appeler une secte, je n’aime pas ce mot là, je préfère employer le mot anglo-saxons «  cult », c’est moins péjoratif que secte. L’écho de la voix des french prophets retentit donc dans un groupe religieux aux Etats Unis composé de six personnes âgées descendantes d’une communauté mystico-communiste américaine, minoritaire sur le plan numérique mais très importante sur le plan culturel et religieux, je veux parler des Shakers Américains.

Peu de gens connaissent les Shakers Américains, or ils peuvent être considérés au XIXe siècle comme  les pères fondateurs des communautés millénaro- mystico -communistes américaines.  Les Shakers ont été en relation épistolaire avec les révolutionnaires Russes du XIXe et  avec  Tolstoï. A l’heure actuelle les shakers sont devenus une « curiosité touristique ». On célèbre l’architecture, les meubles, shakers . En effet, la valeur suprême de ces gens était le travail. Il me plait alors de savoir que ces Shakers Américains se réclament des French Prophets. On peut facilement retrouver de nos jours les shakers grâce à internet ! Ils  ont deux grands textes canoniques, qui les situent bien dans la ligne millénariste de nos prophètes cévenols . Il s’agit tout d’abord de « Testimony of Christ second appearance  »: le testament de la seconde apparition du Christ. Puis, de « sumery of millenium Church »: la somme de l’église millénienne.

Dans le premier texte, on lit ce passage :

« les French Prophets témoignaient que la fin de toute chose était imminente et avertissaient le peuple d’avoir à se repentir et à amender leur vie. Ils prévenaient de la prochaine venue du royaume de Dieu, de l’année agréable au Seigneur et dans un message prophétique ils déclaraient au monde que ces nombreuses prophéties de l’Ecriture concernant les nouveaux cieux et la nouvelle terre, le royaume du Messie, le mariage de l’Agneau , la première résurrection et la nouvelle Jérusalem descendante d’en haut étaient  à  portée de main et seraient  bientôt accomplie ».

En conclusion, je m’élèverai contre ce qui a été dit du prophétisme cévenol en particulier par Antoine Court ,celui qui a restauré l’église protestante du désert. Il disait  en 1721 : « J’aimerais que le prophétisme soit enseveli à tout jamais ».

Grâce à Elie Marion,  à ses descendants,  au piétisme, je suis très heureux de savoir que la parole prophétique demeure et qu’elle demeurera encore longtemps.

Jean Paul CHABROL.

 

Notes prises par Claude MARTINAUD

 


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